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Écriture fictionnelle

Juste un petit défi littéraire pour avoir une idée de mon style d'écriture...

Trois mots obligatoire (bravoure - peinture - robot) pour un récit fictionnel de trois pages.



Didier est un faussaire réputé dans le milieu… Il a du talent, beaucoup de talent même, et le succès qui va avec. Sa main est sûre, autant que son œil. Son coup de pinceau reproduit à l’identique ce qu’il voit. C’est prodigieux, cette exactitude des traits et des teintes.
Pour ce qui est des pigments, des mélanges divers et variés d’un de Vinci, Delacroix ou autre Botticelli, en bon petit chimiste il sait reproduire à la perfection les palettes de couleurs uniques que les artistes préparaient autrefois.
Cerise sur le gâteau, il connaît toutes les recettes et tours de passe-passe permettant de métamorphoser une toile peinte il y a un mois en une vieille croûte de plusieurs siècles.
Bref, Didier est le faussaire le plus performant d’Europe, si ce n’est du monde. Il est surnommé « le magicien ». Malheureusement son succès est cher payé. Bien sûr, il ne se plaint pas côté conditions de vie : il a quelques comptes en banque bien garnis dans divers paradis fiscaux, lui assurant une vie facile bien que discrète. Le problème, pour Didier, n’est pas de se faire discret. C’est dans sa nature, de se fondre dans le paysage, de devenir invisible.

Le plus dur, pour Didier, c’est que la peinture, discipline pour laquelle il a toujours été doué, est devenue, pour lui, une tâche mécanique plus qu’artistique. Il fut une époque où Didier avait rêvé de devenir artiste peintre. Artiste peintre, pour lui, comme pour ses collègues de l’école des Beaux-arts, signifiait vivre de ses œuvres. Rapidement, il avait déchanté. Il n’avait pas « rencontré son public », il produisait peu, et trop décalé par rapport à l’air du temps. Et puis il ne savait pas se vendre… Un jour, un galeriste lui avait présenté un client qui avait une commande très particulière. Son premier élan avait été de refuser, naturellement. Pourtant quelques mois plus tard, las de vivre en squat, l’hiver s’éternisant, il avait cédé aux sirènes de la tentation. Il avait accepté cette demande. Premier faux pas majeur, pour un jeune artiste paumé tel un minuscule rouage perdu dans un engrenage infernal.

Cette première fois, il y repense souvent. C’était il y a seize ans déjà ! Finis les squats, la faim, le froid. Rapidement il avait pu s’offrir tout ce qu’il désirait. Il avait même épousé une femme magnifique, eu un fils, puis un premier divorce, un second mariage, un autre enfant – une fille – et encore un divorce. Désormais, Didier n’a plus vraiment de foyer, mais il a tout l’argent qu’il souhaite, tout sauf le temps de créer. Au bout du compte, il passe son temps à peindre sur commande de fabuleux tableaux tel un robot infaillible. Mais en son for intérieur, l’artiste sorti des Beaux-arts est quasiment mort. Il dépérit. Tous les matins, en se levant, il sent l’étincelle, cette force créatrice qui autrefois l’animait, s’affaiblir.

À chaque copie achevée, Didier se dit qu’il va reprendre son vrai métier, celui d’artiste peintre créateur de ses propres œuvres. Quand il aura une pause dans ses commandes. Quand le carnet sera vide. Seulement le carnet se vide et se remplit indéfiniment ! C’est le tonneau des danaïdes. Et encore, la mythologie grecque est bien trop classe à son goût. Il en est arrivé au point où, lorsqu’un client s’extasie devant une de ses copies, Didier rit de lui-même et se compare à un bousier roulant sa boule d’excrément inlassablement.

Il n’a pas le courage de mettre fin à cette activité. Pas le courage de risquer de gagner beaucoup moins d’argent. Surtout que ses ex-femmes lui reviennent assez chères en pensions… Pas le courage non plus d’opposer un refus à des clients à qui il n'a jamais su dire non. Il est prisonnier de son propre talent et de sa lâcheté. Il lui suffirait de peu pour redevenir lui-même, seulement trois lettres : NON. Ou même quatre lettres : STOP.

Il suffirait... Facile à dire ! Trop risqué ! Quand il y pense, Didier frissonne à l’idée de ce que ça lui coûterait d’arrêter ce commerce illégal. C’est qu’ils seraient capables de lui briser les mains, de briser sa carrière de faussaire mais également de peintre. On ne quitte pas ce milieu aussi facilement qu’on y est entré… On le quitte soit les pieds devant, soit totalement brisé, ou bien encore mis entre parenthèses coincé entre les quatre murs d’une cellule de prison.

Alors Didier continue de peindre les chefs d’œuvres d’autres vrais artistes, malgré son dégoût de lui-même, malgré la peur au ventre. Il se console en se disant que son appartement terrasse chic et douillet du XVème arrondissement en vaut la peine, ainsi que son atelier aux environs de la Bibliothèque Nationale, dans le XIIIème.

Un matin, Didier prend le métro à la station Vaugirard – ligne 12, jusqu’à Pasteur, bascule sur la ligne 6 jusqu’à la station Chevaleret. Il n’a pas pu éviter l’heure de pointe : il s’est levé plus tard que d’habitude. Il a passé la nuit avec une amie. Il y a foule, ce jeudi matin d’avril. Les wagons sont bondés. Didier cède sa place à une petite femme fatiguée, essoufflée de porter un lourd cabas. Trop serré pour observer les autres passagers comme il s’amuse à le faire d’ordinaire, il contemple les reflets sur les vitres. Il a besoin de focaliser sur des images pour supporter les odeurs de sueurs et de mauvais parfums. Ça lui évite la nausée. Il a hâte de retrouver les odeurs plus rassurantes de son atelier. Les pigments secs sont inodores, mais tous les liants, qu’il utilise pour recréer les mélanges nécessaires pour peindre, sont parfois parfumés : huile, cire, sève, œuf. Ces produits ne sentent pas toujours très bon, pourtant c’est agréable pour Didier. Contrairement au métro. Il flâne dans ses rêveries matinales quand soudain tout est chaos.

Didier se souvient des portes du wagon qui se sont ouvertes à Denfert-Rochereau. Puis plus rien. Juste les tympans qui explosent et la douleur foudroyante qui broie son corps avant de sombrer dans un espace cotonneux dans le noir total. Le néant.

Quand Didier s’est réveillé, au service des urgences, il a essayé de parler, mais à peine a-t-il tenté de tourner la tête qu’il s’est évanoui. Plus tard, quand il a émergé, nauséeux et glacé, en salle de réveil, après avoir été opéré pour la première fois, il a découvert deux grosses chenilles blanches et raides, hérissées de tiges métalliques entremêlées collées à son torse. S'il avait voulu bouger les bras ou les mains, il n’aurait pas pu.

Un psychologue est venu lui expliquer la situation. Il y a eu un attentat, station Denfert-Rochereau. Il a été blessé gravement, mais il a la chance d’avoir survécu. Didier pourra faire appel à ses services ou au praticien de son choix pour un suivi psychologique suite au traumatisme. Didier reste sans voix. Il n’a aucun souvenir du carnage, alors il regarde en boucle les images diffusées sur le poste de télévision de sa chambre d’hôpital. Les images, les odeurs, les bruits, la moiteur de ce wagon de métro, tout cela lui revient. Combien de ces passagers sont morts ? Lesquels ? Quelles voix se sont définitivement éteintes ? Quand le médecin le quitte, tout ce qu’il constate, c’est qu’il a mal et qu’il ne pourra plus peindre. Du moins pour un moment. De toute façon, il ne fait que revoir en boucle ce wagon bringuebalant, des regards inconnus, ces souffles, des grésillements, des voix étouffées. À quoi bon peindre ?

Savez-vous combien d’os compte une seule main ? Vingt sept exactement. Ce jour-là, Didier a eu dix-sept os brisés à la main droite, sans compter le radius et le cubitus du bras droit, et seulement douze os brisés à la main gauche ainsi que le radius. Didier est droitier… Sa main droite est comme hachée, certains minuscules os sont éclatés, comme en miettes. Pire : des tendons et des ligaments sont touchés. Opérations, broches, rééducation, pendant des mois tout a été fait par les plus grands spécialistes pour le soigner au mieux. Cependant, il ne se fait pas d’illusion : il ne pourra plus jamais tenir un pinceau de la main droite. Fini « le magicien » !

Il y a quelques jours, Didier a pu de nouveau manger sans aide. Plus personne pour lui donner la becquée. Il a réussi à tenir ses couverts, à les porter à sa bouche. Pour tout dire, ce qu’il avait dans son assiette n’avait rien d’extraordinaire. De toute façon, à l’hôpital et à la maison de repos, les menus de chaque semaine se ressemblent. Tous les lundis depuis des mois Didier avale une escalope de dinde aux haricots verts le midi et soupe de légumes le soir. Tous les mardis il gobe du filet de porc avec du riz cantonnais le midi et soupe de légumes le soir. Tous les mercredis il ingurgite un cordon bleu avec des carottes cuites à la vapeur le midi et soupe de légumes le soir. Les jeudis il mange une portion de hachis Parmentier le midi et soupe de légumes le soir. Évidemment, le vendredi, il a droit à du poisson pané et des coquillettes le midi et soupe de légumes le soir. Le samedi, des copains l’invitent la journée. C’est fête ! Tous les dimanches midi, il fait mine de déguster un plat en sauce dont il n’a pas encore réussi à déterminer la nature. Mais une chose est sûre, le dimanche soir, il boit sa soupe de légumes sans broncher.

Aujourd’hui, c’est un dimanche comme les autres dans la maison de repos de Rambouillet. Didier est assis à la petite table de la salle commune. Alexandra, sa fillette de sept ans, a apporté un carnet de larges feuilles ainsi que sa trousse de crayons de couleurs pour s’occuper pendant sa visite hebdomadaire. Didier lui a demandé s'il pouvait dessiner avec elle. Elle l’a regardé bizarrement. Il a lu dans son regard de la surprise, une crainte fugace, puis comme un éclat d’amusement ou de joie. Il lui a lancé un clin d’œil complice, a saisi une feuille, s’est appliqué à tenir un crayon à papier du mieux qu’il pouvait, puis il a commencé à esquisser quelque chose. À vrai dire, ça ne ressemblait pas à grand-chose. Au bout d’un moment, quand Didier a commencé à trembler de la main gauche, Alexandra a ri tout en complétant le gribouillage de son père pour le transformer en un monstre enfantin terriblement tendre. Ils se sont ainsi occupés tout l’après-midi à créer une ribambelle de monstres tous plus farfelus les uns que les autres, et à les colorier de teintes bariolées.

C’était un moment extraordinaire pour eux deux. Sans doute pour Didier le plus beau depuis longtemps ! Le plus heureux depuis l’accident, peut-être même depuis des années.

Ce soir-là, avant de quitter Didier, Alexandra s’est serrée très fort contre lui, longtemps, et au moment de l’embrasser, la fillette lui a murmuré à l’oreille qu’elle était très fière de sa bravoure. Il a souri naïvement, comme un père recevant l’amour brut et sincère de son enfant, ou comme un gamin qui sait bien que son dessin est moche, mais dont la mère s’extasie, aveuglée par l’amour inconditionnel qu’elle porte à sa progéniture. Il a réalisé soudain qu’en fait, il suffit d’une lettre pour transformer DESSIN en DESTIN. Seulement un T. Enfin, peut-être plus, finalement ? Il lui aura fallu un aTTenTaT pour lui mettre les barres sur les T et qu’il partage tout simplement le plaisir de dessiner avec sa fille. Juste pas grand-chose pour transformer le zéro de père qu’il était en héros aux yeux de sa fille.

La nuit tombée, Didier se couche avec pour la première fois de sa vie un sentiment de gratitude immense. Il a découvert ce jour-là une magie extraordinaire. Ou plutôt, il a réalisé quelle magicienne sa fille est… et il se promet de tenter de découvrir rapidement quel magicien son fils est. Il y a urgence, mais ce n’est peut-être pas trop tard ?

Quoi qu’il en soit, Didier est certain qu’il a eu beaucoup de chance jusqu’à présent, et il ne la gâchera pas à l’avenir. Il ne la gâchera plus. Très bientôt, il va quitter cette maison de repos, qui n’a de repos que le nom, vu toutes les séances de rééducation et de thérapie qu’il a reçues dans ce lieu. Il retrouvera une vie normale, avec de temps à autres la joie d'instants partagés avec ses enfants. Il reprendra le métro, avec ce dessin plié soigneusement dans sa poche intérieure de veste. C’est son meilleur passeport pour le reste de sa vie, désormais.


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